Cet article fait partie de la série révolutions et contre-révolutions, organisée par Democracy Futures en tant qu’initiative mondiale conjointe entre le Sydney Democracy Network et The Conversation. Le projet vise à stimuler une réflexion nouvelle sur les nombreux défis auxquels sont confrontées les démocraties au 21e siècle.
les idéaux républicains français de liberté et d’égalité – voire de toutes les démocraties modernes – se sont cristallisés à la fin du 18ème siècle., C’est alors que les forces révolutionnaires s’unissent et se battent pour abolir deux caractéristiques de l’Ancien Régime: l’absolutisme (pouvoir gouvernemental illimité) et le privilège (droits et statut aristocratiques).
La Liberté et l’égalité sont supposées être renforcées, mises en harmonie par le troisième principe de la République – la fraternité. Pourtant, alors que la liberté se rapporte au gouvernement, et l’égalité à la loi, la fraternité est le domaine de la société. Et alors que la France se débat aujourd’hui avec son tissu social en mutation, la fraternité est en crise.,
pour comprendre cela, et surtout la dissidence croissante des citoyens qui refusent un fraternalisme qui diminue la solidarité humaine, nous devons passer un moment à couvrir les rouages du républicanisme Français.
l’objectif des révolutionnaires de 1789 de détruire les privilèges féodaux, et finalement la monarchie, avait ses racines dans « l’anti-particularisme”républicain. Le concept perdure aujourd’hui dans la démocratie française pour décrire un système politique et social opposé à toute dévotion exclusive ou spéciale aux intérêts de groupes particuliers, qu’ils soient fondés sur l’ethnie, la religion ou le sexe, pour n’en citer que quelques-uns.,
L’Anti-particularisme est adopté par une variante de L’universalisme des lumières qui positionne la nature humaine comme un universel « rationnel” capable de résister aux différences culturelles et historiques. C’est-à-dire qu’une délibération raisonnée sous-tendrait les valeurs républicaines universelles de la France: une sphère publique laïque, l’égalité, la liberté et l’autonomie.
le républicanisme Français revendiquait davantage l’universalité en offrant la citoyenneté à tous ceux qui voulaient appartenir à la nation sur la base de leur participation active en tant que citoyens., Le” citoyen » est défini uniquement à travers la notion d’égalité des droits et des devoirs politiques, et non, par exemple, par des liens ethniques ou territoriaux.
ainsi, en France, le citoyen est un concept purement politique, et abstrait, pour se conformer à ses exigences d’universalisme. L’universalisme abstrait établit la France comme une nation politique, à travers son corps de citoyens égaux, dont le but est d’intégrer des populations diverses.
de cette façon, l’universalisme abstrait fonctionne pour empêcher le particularisme, ou la division de la République en groupes individuels et identitaires multiples., Leurs demandes de reconnaissance sont perçues comme une menace pour l’unité et l’égalité républicaines.
certaines personnes sont-elles plus égales que d’autres?
l’un des principaux défis de l’égalité, en faisant de la sphère publique une sphère dans laquelle les intérêts individuels sont subordonnés à l’intérêt commun, est de savoir si des groupes particuliers sont capables de se reconnaître, et sont reconnus, comme appartenant à un ensemble plus large, comme contributeurs équitables à des objectifs sociétaux communs.
Dans la France post-révolutionnaire, l’obsession a toujours été à l’égalité., La Laïcité, son point de vue distinctif sur la laïcité, est un exercice étendu d’égalité.
la Laïcité implique dans ses différentes dimensions: la liberté de conscience pour tous, assurant ainsi l’engagement de la République en faveur de l’autonomie individuelle; la neutralité de l’État vis-à-vis de la différence religieuse pour permettre la cohabitation de toutes les religions au nom de l’égalité; et la promotion des liens civiques et de l’allégeance
Cette troisième dimension, que Cécile Laborde nomme le lien civique « laïc”, est ce qui encourage les sentiments de fraternité républicaine.,
le nationalisme particulariste complète, en un sens, la culture politique et le modèle de citoyenneté de la France. Mais un fort sentiment d’identité nationale n’inspire – t-il pas des sentiments de suspicion à l’égard de la Politique de la diversité?
l’impossible et l’inassimilable
historiquement, et à ce jour, ce ne sont pas des groupes arbitraires qui se sont vu refuser l’accès à la sphère publique, ou jugés « inassimilables” – c’est-à-dire incapables de faire partie de la res publica.,
Les femmes, Les Juifs, les homosexuels et plus récemment les musulmans ont tous été exclus, non pas en tant que citoyens abstraits, mais sur la base même de leur différence.
En d’autres termes, le contenu de l’abstraction continue de refaire surface. C’est un signe que les identités particulières de chacun – qu’elles soient sexuées, ethniques ou religieuses, etc. – ne peuvent pas être aussi facilement abstraites.
pourtant, paradoxalement, ceux qui sont exclus par l’idéologie républicaine française et sa politique sont incapables de demander à l’état une reconnaissance ou une inclusion politique sur la base de leur différence.
lorsque la reconnaissance et les droits ont été obtenus, les groupes exclus ont dû s’inscrire dans la logique et la portée de l’universalisme. Le mouvement des droits des femmes, par exemple, a réussi à effacer la différence sexuelle de la liste des catégories qui avaient du poids dans la politique française.,
de même, le succès plus récent du mouvement pour l’égalité du mariage n’a pas été attribué aux revendications des militants pour les « droits des homosexuels”. Cela aurait été considéré comme trop particulariste ou individualiste – pas assez républicain.
Au Lieu de cela, l’égalité a été obtenue en pétitionnant pour mariage pour tous, « mariage pour tous”. Le langage du républicanisme a été utilisé pour souligner qu’un universel – le droit au mariage – n’était pas vraiment universel s’il excluait certains groupes.,
toutes sortes de militants ont réussi à briser l’hypocrisie de l’égalité formelle en attirant l’attention sur la manière dont le modèle français crée des « sujets impossibles” qui ne rentrent pas parfaitement dans ses catégories républicaines.
L’universalisme tient en lui un paradoxe: sa nécessité de se réconcilier avec le particularisme des États, sans lequel des promesses comme la liberté, l’égalité et la fraternité ne pourraient jamais être réalité.,
Si ces tensions et ces paradoxes ne sont pas isolés du cas français, La France est souvent présentée comme le modèle (en Europe) d’intégration politique de populations culturellement diverses. Pourtant, son exigence de citoyenneté que les étrangers soient » culturellement aptes « à intégrer pleinement les valeurs françaises montre que certaines idées d’une sphère publique laïque, ou d’une identité nationale républicaine, peuvent entraîner des spéculations sur le caractère” inassimilable » de certaines populations.,
de plus, la République française a longtemps sacralisé les droits de l’homme et le droit d’asile dans des présentations politiques et idéologiques d’elle-même.
en gardant chère son image de nation à la fois fervente partisane de la souveraineté sociétale et nationale et terre d’asile, la France est sans doute la démonstration la plus flagrante de la tension entre l’universel et le particulier.
délinquants solidaires
La France poursuit activement la criminalisation de ses citoyens pour des actes de solidarité et de fraternité envers des réfugiés vulnérables. Au mieux, c’est étonnant., Il l’est encore plus lorsque les citoyens se réfèrent à leur désobéissance civile comme réaffirmant une revendication sur les valeurs sur lesquelles la République a été fondée.
dans leur compréhension spécifique de ce que signifie être français, la fraternité et son équivalent moderne, la solidarité, sont coincées entre une politique particulariste de fermeture et des considérations éthiques d’obligation universelle. Cela a des conséquences très réelles pour les citoyens et les non-citoyens.,
Le 4 janvier 2017, Cédric Herrou, agriculteur de la vallée de la Roya (un point de passage clé pour les migrants en France depuis L’Italie), a été mis en examen pour avoir aidé quelque 200 demandeurs d’asile à entrer et à passer en France. Il avait fourni un abri à plusieurs d’entre eux, d’abord dans sa maison, puis dans un bâtiment ferroviaire désaffecté.
sa peine initiale (une amende de 3 000 €avec sursis) a été portée à quatre mois de prison avec sursis après appel du parquet.,
Le 17 octobre 2016, Pierre-Alain Mannoni, professeur de géographie à L’Université de Nice âgé de 45 ans, a été arrêté alors qu’il conduisait trois jeunes filles érythréennes grièvement blessées pour aller chercher des soins médicaux. Après son acquittement, le procureur a fait appel et a continué de réclamer une peine de six mois de prison avec sursis. La Cour d’appel a prononcé une peine de deux mois avec sursis en septembre 2017.,
en 2015, Denis Lambert, bénévole du réseau éducation Sans Frontières, a été arrêté pour avoir reçu une « compensation” directe, sous forme de tâches domestiques, alors qu’il hébergeait une famille D’Arméniens sans papiers à son domicile de Perpignan suite à l’échec de leur demande d’asile.
loi française sur l’immigration, le Code de L’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA) punit les personnes reconnues coupables d ‘ « aide à l’entrée, au voyage ou au séjour sans papiers” des étrangers en situation irrégulière. L’infraction est assortie d’une période de cinq ans d’emprisonnement et de 30 000 €d’amende.,
Depuis 2012, la loi exempte de poursuites toute personne fournissant une aide sous la forme de « conseils juridiques, de nourriture, d’hébergement ou de soins médicaux pour assurer à l’étranger des conditions de vie dignes et décentes”, à condition qu’aucune prestation ne soit reçue en retour. D’autre part, le transport d’étrangers en situation irrégulière et l’aide à leur passage en toute sécurité à travers ou autour des zones frontalières sont des infractions punissables.
Mais la loi fonctionne sur une ambiguïté., Bien que destiné à lutter contre les réseaux organisés d’immigration clandestine (traite des êtres humains et passeurs), son libellé se prête à associer l’aide humanitaire « désintéressée” aux motivations lucratives de la traite des êtres humains.
cela a conduit à de nombreuses arrestations et poursuites de citoyens français qui ont reçu des « avantages” ou des « compensations” directs ou indirects pour leur aide humanitaire aux personnes vulnérables. Les intimidations, les poursuites et les condamnations en cours ont déclenché un mouvement collectif de « délinquance solidaire », ou”crimes de solidarité »., Le mouvement affirme:
Si la solidarité avec les étrangers est un crime, alors nous sommes tous des délinquants.
comment la France en est-elle arrivée là?
comment se fait-il que la France universaliste punisse des Citoyens pour avoir aidé des réfugiés vulnérables? Une explication se trouve dans la façon dont les idéaux républicains de la France rencontrent les rationalités de l’état.
l’Etat invoque l’universalisme et la laïcité pour se réserver le droit non seulement de déterminer qui peut devenir membre de la société française, mais plus généralement de maintenir un bastion sur la symbolisation de la Françafrique., Ainsi, l’état défend l’indivisibilité, l’unité et l’ordre social et moral de la République – pas plus que lorsque la nation se perçoit en proie à l’insécurité.
les thèmes de l’insécurité, de l’identité nationale et de l’immigration ont largement figuré dans les campagnes électorales françaises depuis 2002. L’asile et l’immigration sont de plus en plus réglementés et politisés dans un cadre sécuritaire. C’est parce qu’il y a un capital électoral pour rendre à la fois si central aux inquiétudes concernant l’identité nationale, la sécurité et l’ordre, et les deniers publics.,
pour Didier Fassin, l’insécurité prend trois formes:
-
l’insécurité publique sert à légitimer une police des frontières plus stricte et des limites à l’immigration pour protéger la nation contre les menaces extérieures (terroristes)
-
l’insécurité identitaire, qui se manifeste par une méfiance et une hostilité croissantes envers L’Islam, cherche à renforcer l’appartenance républicaine et insiste sur une plus grande laïcité dans la sphère publique
-
l’insécurité sociale réside dans la menace que les étrangers indésirables font peser sur le bien-être et les systèmes médicaux, ainsi que la capacité de la nation à fournir des emplois aux citoyens.,
l’approche sécuritaire de l’asile, de l’immigration et des frontières” dure contre la criminalité » a commencé sérieusement sous le Ministre de L’intérieur Charles Pasqua en 1993. Il a pris de l’ampleur sous Nicolas Sarkozy en tant que ministre de l’intérieur à partir de 2002 et président à partir de 2007.
la « frénésie sécuritaire” de Sarkozy et l’accent mis par la suite sur la Politique d’immigration – qui comprenait la détention prolongée, les objectifs de performance, les expulsions, les contrôles de police de haute technologie et la surveillance-avaient pour but de « résoudre” les problèmes de l’intégration républicaine., Il est peut-être mieux compris comme la systématisation d’une logique de suspicion envers tous les étrangers.
l’importance de cette reconfiguration des relations entre les citoyens et les étrangers est que la volonté de l’Etat de monopoliser ce que signifie « être français” entraîne aussi des dissidences.,
On le voit dans le mouvement collectif de « délinquance solidaire” et dans les crimes individuels de solidarité. Les actes de désobéissance civile éthico-politiques attirent l’attention sur le traitement inhospitalier des réfugiés vulnérables. Les délinquants solidaires exigent que, vantant les vertus de la fraternité, leurs institutions publiques agissent avec plus d’hospitalité envers les réfugiés et les demandeurs d’asile. Ils cherchent également à renverser les lois afin qu’un minimum des intérêts fondamentaux de leurs semblables puissent être satisfaits.
ces actes sont un refus démocratique du chantage des universaux., Ils tentent de raviver et de récupérer une dimension en voie de disparition des valeurs françaises, à savoir la solidarité et la fraternité.
Lire d’autres articles de la série ici.